Entretien avec Alain Damasio

Faire de cette soirée un hommage puissant au vivant en nous et hors de nous

« Être vivant, c’est chercher une forme d’intensité et d’ampleur dans nos perceptions et nos actes. C’est le contraire de la peur et de la recherche d’un confort. »

L’équipe d’European Lab a adoré ton dernier livre, Les Furtifs : stimulant, intelligent, prospectif, il est magnifiquement écrit – d’une écriture frissonnante qui donne parfaitement vie au propos du livre – et il incite à l’action et à l’engagement en proposant une passionnante palette de modes de résistance en actes mettant en jeu le collectif.

Dès sa lecture, nous avons souhaité dédié entièrement à ton livre notre European Lab Winter forum du 30 janvier 2020. Nous t’avons donc invité à déployer Les Furtifs de diverses manières : par des débats, des ateliers d’activistes, des séances d’écoute, une performance musicale, des créations typographiques, etc. Qu’est-ce qui t’a plu dans cette proposition ?

Le fait d’essayer de rendre grâce à l’univers des furtifs dans toutes ses dimensions : sensorielles déjà avec le travail typographique et sonore, mais aussi narratives, politiques, poétiques… De déplier ça dans un espace étrange, à la fois fermé et circulant comme l’est la Marbrerie. Et de faire de cette soirée un hommage puissant au vivant en nous et hors de nous. On crève sous les imaginaires anxyogènes et les pratiques mortifères de l’époque. Conjurer ça me semble précieux.

L’Institut Français a choisi pour thématique de cette Nuit des idées 2020 : « être vivant » sur laquelle nous avons rebondi en donnant pour titre à ce forum « La Nuit des vivants vivants ». Le vivant, l’attention au vivant, est au cœur de ton univers. Qu’est-ce qu’« être vivant » selon toi ?

C’est être capable de différences. Capable d’échapper au fond d’habitus, de routines et de répétitions dont nous sommes tramés. Capable surtout de métaboliser ce qui n’est pas nous, ce qui nous traverse, nourrit, déforme, attaque. De faire de la rencontre, des rencontres, la source d’une transformation intime et d’en restituer à son tour les forces. Être vivant, c’est retrouver nos ascendances animales, habiter les liens et les lieux qui nous font, chercher une forme d’intensité et d’ampleur dans nos perceptions et nos actes. C’est le contraire de la peur et de la recherche d’un confort.

D’emblée, tu as proposé d’interviewer Baptiste Morizot, le philosophe du vivant, dont tu es proche. En quoi vos œuvres, vos expériences, vos échanges vous influencent-ils mutuellement ?

Baptiste a eu un rôle décisif dans ma compréhension du vivant, il m’a ouvert à une vision « éthopolitique » des rapports au vivant qui manque souvent cruellement à l’écologie actuelle. Cesser de se vivre comme maître et possesseur de la nature, oui, tout le monde le dit — mais tout autant cesser de se croire son protecteur ! J’étais prisonnier des paradigmes les plus classiques de la coupure humain/animal, il m’a recousu à l’étoffe des écosystèmes, intellectuellement — mais aussi par ce qu’il est, par ce qu’il fait, et notamment l’art du pistage.

De mon côté, je dois sans doute lui apporter quelque chose — puisqu’il a répondu à mon amitié, mais j’ai beaucoup plus à apprendre de lui que lui de moi !

Plusieurs associations et ONG qui prennent soin du vivant seront présentes lors de cette Nuit, à travers des ateliers et des stands d’information. En quoi est-ce important pour toi ?

Je trouve qu’on écrit et parle beaucoup, moi le premier. Cette parole publique est précieuse quand elle est libre et parce qu’elle est libre. Mais elle ne saurait jamais suffire. On ne change pas le monde en se contentant de rencontres-débats et de conférences enflammées. Ça aide, ça construit, ça secoue, oui. Au même titre, qu’une fiction radio ou un concert « altère » au sens fort nos perceptions et nous aident à devenir un peu plus vaste et plus sensible. Mais les associations de lutte et de terrain sont celles qui vont vraiment impacter nos pratiques, changer les rapports de force, retourner des situations concrètes. Ça me semble vital qu’elles soient là dans une soirée sur le vivant parce qu’on pourra expérimenter en atelier, se former et agir ainsi directement sur ce qui nous est insupportable. Pas simplement par le discours, comme ici, dans cet entretien !

Un débat est dédié à la question de l’effondrement ou de la collapsologie : on s’acheminerait vers l’extinction du vivant. Tu as souhaité intituler ce débat de façon moins anxiogène et plus optimiste, en posant la question de ce qui peut nous rendre encore plus vivants (faire de nous « des vivants vivants » !). Que penses-tu des théories qui annoncent la mort du vivant ?

On fait comme si le vivant était quelque chose de fragile, une petite chose à protéger alors que rien n’est plus puissant. L’être humain est très orgueilleux de croire qu’il contrôle ces puissances. Au pire, il les réduit, il en éteint quelques flammes sans pouvoir toucher au brasier qui est tout autant fait de champignons, de bactéries, d’algues, de protozoaires… que de végétaux et d’animaux. Évidemment, de nombreuses espèces disparaissent, des biotopes entiers parfois, il y a des écocides constatés mais le vivant en lui-même ne peut s’éteindre, même si l’humanité entière s’entredétruisait dans une guerre nucléaire. La question est bien plus : comment favoriser le déploiement du vivant, comment rendre possible des foyers de libre évolution ? Comment retrouver cette vitalité en nous dans un technocène qui nous dématérialise le toucher, la vue, l’audition, l’action, la pensée, l’art… ?

Dans une société dystopique de surveillance généralisée, qui passe beaucoup par le contrôle visuel, tu fais le pari, dans Les Furtifs, que le son est un mode de dissidence, de résistance, mais aussi de création et d’émancipation. Les Furtifs, qui se glissent dans les angles morts de la vision humaine, ont pour signature une vibration sonore : le frisson. Qu’est-ce qu’un son vivant pour toi ; quel est ton frisson ?   

Un son vivant est un son qui ne s’épuise pas, qui reste perpétuellement en mouvement, qui mute tout en tenant au bout de ses vibrations un monde, un monde qu’on sent se dilater, se contracter, poursuivre. C’est un animal dont la chair est faite d’air. Mon frisson ? Spontanément, je dirais la voix de mes filles. Cette fusion, qu’on perd adulte, entre le timbre et l’émotion pure. En musique c’est un morceau du groupe Bauhaus qui s’intitule « Bela lugosi’s dead ». Neuf minutes de plancher qui craque et de basse tellurique, chaque craquement relance tout, c’est prodigieux. Ça a été une inspiration pour le frisson furtif.

Floriane Pochon a imaginé des créations sonores à partir de ton univers, et notamment des Furtifs, que nous pourrons découvrir lors de séances d’écoute. Comment articulez-vous ensemble travail littéraire et sonore ?

Avec Floriane, on a créé l’univers sonore des furtifs avant même que je ne sois capable de l’écrire. Elle s’est appuyé sur les fiche personnages, les cahiers, ce que je lui racontais. Un seul chapitre existait quand on a commencé. Elle a écrit le livre avant moi avec ses sons, comme s’il préexistait avant d’être des lettres et des lignes. Pour moi, littérature et création sonore exploitent la même matière rythmique, le même sens des durées et des écoulements, métabolisent les mêmes potentialités d’un son brut en les articulant. Simplement, j’ai 16 voyelles et 18 consonnes, 34 phonèmes en tout tandis qu’elle a l’univers entier pour parler. Mais avec une syntaxe beaucoup plus difficile à maîtriser.

L’identité visuelle de cette « Nuit des vivants vivants », et l’habillage de la Marbrerie par des traces furtives ont été confiés à Esther Szac, qui a conçu tout un système d’écriture pour Les Furtifs notamment un « portrait typographique » pour chaque personnage, et des « cryphes ». Quel est le sens de ce travail sur la typographie qui fait partie intégrante de la narration ?

C’est simplement de rappeler (et d’utiliser) cette évidence, qu’avait comprise les lettristes en poésie, un Apollinaire ou un Mallarmé, et que comprennent aussi parfaitement les publicitaires et les marques qu’ils servent : à savoir que les mots sont des êtres optiques, aptes à véhiculer des sensations par leur forme, leur taille, la sculpture propre de leur lettre — et qu’un signe diacritique tel qu’un tréma procure une émotion visuelle et joue sur la vitesse d’une lecture. C’est concevoir l’écriture comme un art du cerveau bien sûr, mais aussi comme un art sonore ET visuel, ici graphique, par la mise en page, la gestion des espaces, par le jeu des masses, la déformation d’une lettre, bref la mutation imposée à des formes très vues, trop vues, un j dont le point manquant va faire secrètement éprouver un deuil. C’est aussi affirmer en creux : la forme livre est loin d’avoir dit son dernier mot. Écrire, c’est aussi penser la page, la typographie, l’art des noirs et des blancs.

Tu connais bien nos forums European Lab pour nous avoir accompagnés plusieurs fois, à Lyon ou Paris. Tu seras également présent pour les 10 ans d’European Lab à Lyon, du 19 au 22 mai 2020. Quel regard portes-tu sur notre plateforme de débats qui fait le pari que la pensée est une fête et l’art et l’activisme une réponse aux défis de notre temps ?

Les rencontres en chair et en os sont devenues encore plus importantes aujourd’hui que les liens se numérisent et se vident de leurs dimensions physiques. Les European Lab déjà nous sortent de la francité, ils font appel d’air sur un dehors européen. Ils tentent ce métissage entre pensée exigeante et art, activisme et lecture de l’époque. Ils sont en prise avec les enjeux urbains et politiques, savent à quel point les technologies nous structurent, nous émancipent et nous piègent à la fois. Il est très difficile de juger de ce que ça produit ou change pour le public mais pour ceux qui y participent, c’est une matrice de pistes et de la nourriture longue. On a besoin de ces événements.